Ce dernier article interroge nos responsabilités individuelles et collectives, ainsi que notre échelle de valeurs. Ce texte est destiné à ceux qui veulent aller au-delà du marketing, et intégrer une analyse plus globale et responsable. Les menaces des métavers nous amènent sur des enjeux sociétaux plus vastes : le modèle de société que nous souhaitons demain.
Une menace collective, ou une opportunité ?
Crise de confiance
Nous évoquons régulièrement la défiance qui frappe le public vis-à-vis des marques ou de l’autorité. La pandémie a mis en lumière une profonde crise sociétale, dans les sociétés Occidentales. La crainte de perdre nos libertés, d’être soumis à un contrôle numérique permanent génère de la résistance. Rien qu’en France, nous parlons du désaccord de 40% de la population française (alors que près de 80% de la population ne connait pas de contrainte et bénéficie du pass sanitaire) ; nous sommes loin d’une petite minorité de citoyens réfractaires…
Pour l’heure, la pandémie reste la priorité, mais nul doute qu’au-delà des aspects sanitaires, c’est près de la moitié de la population qui refuse les risques de dérives d’une société pilotée par le numérique.
Cette « menace » ou cette « opportunité », selon notre échelle de valeurs, doit être prise en compte.
Il est d’ailleurs « étonnant », étant donné le contexte social et le climat de défiance, qu’aucun débat public et citoyen ne soit concrètement ouvert… et que nous laissions ces questions aux Institutions et aux marchés.
Un décalage entre promesses et réalité
Que reste-t-il des promesses d’Internet du début ? Bien entendu, certaines solutions restent open source et fondées sur les contributions de leurs communautés. Ce point est essentiel : il nous montre que d’autres modèles sont possibles et pérennes, sur le terrain.
Globalement, parce que ce modèle d’Internet ne répondait pas aux enjeux économiques, il a progressivement glissé vers ce que nous connaissons aujourd’hui. Ce décalage nous laisse entrevoir tous les excès possibles au sein des métavers. Et si l’histoire se répétait ?
Au moment où cet article est écrit, une parcelle s’est déjà vendue à plus de 2 millions sur Decentraland.
Nos usages sont-ils responsables ?
Nous nous laissons appâtés par des services gratuits, et sommes « portés » avec euphorie par les technologies et leurs promesses. Les métavers séduisent déjà :
Aujourd’hui, peu d’acteurs appellent à une prise de conscience vis-à-vis de nos usages des technologies (ce n’était pas le cas dans les années 2000, où ces risques étaient clairement évoqués).
Désormais, les technologies et les applications nous dépassent et nous « pilotent ». Elles nous rappellent quoi faire et quand, comme dans cette publication sponsorisée de Google :
Nous utilisons désormais la technologie pour exercer un contrôle froid et déshumanisé, d’appareil à appareil, ou d’appareil à Humain et vice-versa.
Les technologies devaient nous aider et simplifier notre quotidien pour nous permettre de nous concentrer sur des tâches à valeur ajoutée. Si cette promesse a été tenue, nous devons aussi constater que nos usages dépassent largement les objectifs initiaux. Nous consacrons de plus en plus de temps aux écrans et à des tâches à faible valeur ajoutée (loisir, gaming, navigation sur les réseaux sociaux, etc.). Notre espace privé s’est métamorphosé. Nos usages sont devenus des extensions de nos propres transformations :
En 2021, plus d’un milliard d’heures de vidéos chaque jour sur YouTube dans le monde.
Nul doute que le métavers, si il propose des fonctionnalités intéressantes, se verra lui aussi métamorphosé par l’économie et déterminé par nos propres usages.
Au-delà du métavers, une société au service de la finance et de la technologie
Notre responsabilité collective est engagée
Il ne s’agit pas de SF, ni de théories fumeuses, complotistes ou farfelues. Non, il s’agit de la réalité d’un mouvement de pensée et d’un futur souhaité, d’une idéologie, vus par certains intellectuels, décideurs, politiciens.
Dans cette vidéo de 2018, partagée dans le cadre de notre étude Data Marketing, il est question de progrès et de transhumanisme. Luc Ferry prend ici la parole « sans filtre » et sans langue de bois. Cette parole dénuée des précautions habituelles prises lorsqu’on s’adresse aux masses, par le biais des médias, a pu s’exercer dans une sorte de « off » et d' »entre-soi » artificiel (vidéo dans le cadre d’une prise de parole pour l’APM).
J’avais été interloquée par certains propos outranciers, misogynes, méprisants et/ou désobligeants à bien des égards de Luc Ferry, mais je vous la repartage ici pour une raison particulière :
Cette vidéo « brute » permet de nous interroger sur nos responsabilités collectives et individuelles. Devons-nous confier à ces Hommes, aux Institutions publiques, aux groupes d’intérêts privés et aux politiques l’essence, le socle et le cap de nos sociétés ? Partageons-nous, majoritairement, ces idées et ces valeurs ?
Une idéologie, avec ses évangélistes, ses lobbyistes, et ses « artisans »
Laurent Alexandre est également intéressant. À travers les discours se dessine cette même idéologie. Le point commun entre la parole d’Alexandre et de Ferry ? Un discours cash, mais aussi « pervers ».
Le discrédit est jeté sur tout ceux qui opposeraient une autre vision que celle que l’on souhaite voir s’imposer.
Prenons l’exemple des pénuries alimentaires dont il est question (à partir de 28’24). En réalité, en ridiculisant la pensée de Malthus et en utilisant le ton assuré d’un expert ayant autorité, Laurent Alexandre balaye la réalité d’un monde fini. Cette vérité « arrangée » sert son idéologie (je partage une autre vidéo en fin d’article pour montrer que c’est bien là le fond de sa pensée, et pas une simple maladresse)… Pour être durable, sans dépasser les limites de la planète, nous ne pourrions nourrir que 3,4 milliards d’Humains et pas 20 à 30 milliards, comme il l’affirme.
Laurent Alexandre répond à une vision profondément (et de plus en plus) inégalitaire du monde, guidée par des objectifs financiers (les 10-15% de « plus intelligents » qu’il évoque ?). Il ne croit pas en l’Homme, mais en la Technologie (financière, mécanique, transhumaniste, etc.).
Un autre côté pervers dans son discours ? Il condamne certaines approches auxquelles il n’adhère pas en portant un jugement sur les personnes (pas sur les idées). Il parle de malades (qui s’ignorent) et de « déprimés non soignés ». Mais, dans le même temps, il véhicule lui-même une approche profondément négative et sans espoir, d’une société fracturée. Une réthorique qui tente de nous convaincre que plus rien ni personne ne peut y changer quoi que ce soit à la société de demain, et que ceux qui s’y opposeront seront considérés comme malades (et à exclure).
Un discours aux allures « progressistes »
Pour poursuivre sur les notions de science et de progrès, il faut comprendre le contexte dans lequel nous évoluons. Par essence, science et progrès n’ont pas besoin de capitaux, ils ont simplement besoin du savoir (gratuit et distribuable).
La science et le progrès répondent aujourd’hui à des enjeux purement financiers, parce que nous sommes pilotés par la finance. Il serait malhonnête de prétendre le contraire…
Luc Ferry l’affirme d’ailleurs dans sa prise de parole, où il parle de « super-capitalisme » et si nous avions encore un doute, il précise lui-même que « les GAFAM ne sont pas des philanthropes » (à partir de 26’00 dans la vidéo) et qu’il faut donc observer les investissements réalisés en matière de transhumanisme.
Comme Laurent Alexandre, Luc Ferry balaye d’un revers de la main toute autre approche (et qualifie Jeremy Rifkin d' »imposteur »).
Et pour ne rien arranger, les objectifs ne sont pas toujours énoncés clairement : on mélange les échelles de valeurs et les intérêts de chaque groupe pour faire consensus ou leurrer, notamment en politique.
Quand la politique guide les impératifs économiques
Nous avions évoqué ces phénomènes dans notre article Bonnes pratiques en Data Marketing. Luc Rouban, Directeur de recherches CNRS, Science Po, nous proposait dans un article pour The Conversation, une étude intéressante sur les effets délétères des discours politiques sous couvert d’un discours « scientifique », pour ne pas dire pseudo-scientifique.
Mais si le propos va au-delà du bon sens, les populations ne s’y trompent pas… La méfiance et la défiance émergent. Des fractures peuvent survenir et se matérialiser au travers de nouvelles idéologies, par exemple.
Des menaces éthiques et morales
Affranchis de contraintes éthiques et soumis aux objectifs capitalistes des sociétés, on peut voir des chercheurs transplanter des rétines artificielles, des enfants porter des capteurs à l’école pour mesurer leur concentration et des chimpanzés avec des implants cérébraux pour piloter un jeu sur un écran. Le meilleur et le pire, en soi…
Dans cette logique de compétition économique, devrons-nous nécessairement adouber ces pratiques, les tolérer ou les occulter ?
Même si l’Europe tente de règlementer l’IA et que l’UNESCO a très récemment franchi le pas, il n’existe aucune limite éthique, mise à part celles des créateurs et concepteurs.
On voit régulièrement certaines dérives dans des algorithmes ou certains scandales en Occident et quelques exemples inquiétants en Asie, où les performances scolaires d’enfants sont surveillées et mesurées en permanence, par exemple.
Pourtant, des alertes citoyennes permettent ponctuellement de règlementer. C’est donc que, si une partie de la population s’agace des dérives, on y remédie…
Manquons-nous d’empathie ?
Nous avions évoqué dans un article dédié aux datas, les évolutions de notre empathie. Dans un monde aux allures de plus en plus brutales, nous mettions en avant le compte-rendu de l’Acte de Printemps de la prospective, 2014 qui semble indiquer l’inverse. Mais, une société réellement cognitive ne devrait-elle pas commencer par (re)définir son système de valeurs ?
L’article met justement en avant les risques de fractures sociales et politiques inhérentes à ces évolutions de conscience, et notamment, l’idée de l’émergence d’un « éveil citoyen » tenté de reprendre le pouvoir aux politiques jugés inaptes.
Une prise de distance est nécessaire
La maison brûle, mais nous poursuivons nos activités quotidiennes et nous rendons au travail, consommons, nous divertissons comme si de rien n’était. Avec un peu de recul, nous mesurons toute l’aberration de nos réactions. À cause d’un système artificiel, nos comportements ont perdu de leur rationalité et sont devenus extrêmement préoccupants.
Nous ne savons pas nous organiser pour répondre aux urgences réelles. Ces phénomènes donnent lieu à de nouveaux maux ou en réveillent d’autres : éco-anxiété, dépression, fragilités, brown-out, etc.
Quelle est notre véritable échelle de valeurs ?
Si notre société était morale, il n’y aurait plus 9 millions de morts de la faim chaque année. Et si nous avions de quoi nourrir 20 à 30 milliards de personnes, comme l’affirme Laurent Alexandre, les associations humanitaires ne distribueraient pas du Plumpy’Nut mais de véritables aliments, puisque des derniers seraient disponibles.
Si nous placions le Vivant au-dessus de tout dans notre système de valeur, il n’y aurait pas de famine (ou moins). Et ceci, sans empêcher le progrès scientifique, ni l’augmentation de la connaissance. Les usages de nos capacités auraient seulement des destinations différentes…
Cependant, encore faudrait-il que nous décidions ensemble, citoyennement, de notre futur. En décidant de nos objectifs sans ambiguïtés, nous pourrions décider consciemment et règlementer, en matière d’éthique, par exemple.
Le vrai « choc des mondes » ne réside-t-il pas dans notre échelle de valeurs, au niveau individuel et collectif ? Que plaçons-nous au-dessus de tout ? Le profit ou le Vivant ?
Le profit ?
Si la réponse est le profit, nous sommes sur la bonne voie et les métavers promettent de nouvelles opportunités pour nos sociétés de consommation : elles seront sans limites ou presque.
Les analyses de Luc Ferry et de Laurent Alexandre sont sans doute proches de la réalité. Nous sommes déjà, comme le mentionne Luc Ferry, dans une logique d’enhancement, d’augmentation physique… Le métavers sera sans doute le pendant « spirituel » de cette libération des contraintes, ou une convergence des deux.
Le Vivant ?
Si la réponse est le Vivant, nous devons repenser nos sociétés et prendre nos responsabilités citoyennes…
Nous devons nous organiser pour transformer la société et la mettre au service des urgences du Vivant. Nous devons aussi repenser nos usages des technologies et basculer vers des comportements plus responsables, plus éthiques et plus sobres.
Les deux ?
C’est cette 3ème voie, que nous abordons régulièrement, et qui permettrait de générer un consensus entre économie et humanité.
Elle n’a pas encore émergé et certains doutent de plus en plus de son existence étant donné les enjeux climatiques et leur urgence…
Pour aller plus loin :
- Sismique Podcast : Laurent Alexandre, une pensée idéologique ?, Julien Devoreix, 2020
- Cairn : Idéologie : concept culturaliste et concept critique, Olivier Voirol, 2008,
- Persée : Retour critique sur la sociologie des usages, Josiane Jouët, 2000
- Cricis : Le nom et le nombre : une ontologie critique du numérique, Olivier voirol, 2018